samedi 19 décembre 2009

Le Blackberry et Skinner


En 1972, j'ai suivi un cours universitaire de psychologie. Au programme, on a abordé en général le béhaviorisme et en particulier B. F. Skinner. J'étais si fasciné par ce psychologue américain et ses études sur le conditionnement opérant que je n'ai jamais oublié la matière, même après plus de trente ans. À mes yeux, le concept le plus intéressant de son ouvrage était celui qui portait sur le renforcement intermittent.

En un mot, le béhaviorisme analyse le comportement de l'individu. Contrairement à l'école freudienne qui cherche à expliquer la conduite de l'individu en fouillant dans les éléments internes à la vie mentale, le béhaviorisme se limite aux phénomènes observables, c'est-à-dire qu'on regarde ce que l'individu fait, on ne tient pas compte de ce que l'individu pense. En s'inspirant de l'ouvrage de Pavlov, M. Skinner est parvenu à appliquer l'idée de renforcement pour susciter une certaine action de la part de l'individu, indépendamment de sa volonté. Le terme « conditionnement opérant » veut dire qu'on a conditionné une réaction à un stimulus chez l'individu.

Le concept de renforcement est, je pense, assez facile à comprendre. On veut qu'un individu fasse telle ou telle chose, on récompense l'individu si l'individu fait la chose voulue, on ne récompense pas l'individu si l'individu ne fait pas la chose voulue : un renforcement positif ou négatif. Skinner a prouvé ses théories en créant ce qu'on appelle la boîte de Skinner. Il mettait des rats et des pigeons dans cette boîte pour les soumettre à des tests conçus pour déterminer leurs capacités à subir un conditionnement opérant, c'est-à-dire qu'il cherchait à savoir comment un stimulus renforçateur pourrait changer le comportement de l'animal. Par exemple, un animal apprend que s'il appuie sur un bouton, il reçoit un morceau de nourriture et s'il appuie plus fréquemment, il reçoit plus de nourriture. La nourriture, le stimulus renforce l'action de l'animal.

Skinner est arrivé à observer chez ces animaux comment le comportement désiré, appuyer sur le bouton, continue même si le renforcement, la nourriture, n'est pas offert à chaque fois. Skinner a changé la fréquence de la distribution de nourriture offrant, un morceau une fois sur deux, une fois sur trois, etc. Cependant, le comportement de l'animal ne changeait pas, il continuait à appuyer sur le bouton. C'est là que Skinner a codifié le renforcement intermittent.

Le cours universitaire en parlant de M. Skinner a évoqué l'application de cette idée au domaine des jeux. Il était facile de voir comment la machine à sous était l'équivalent d'une boîte de Skinner et le pigeon était l'homme lui-même. L'action désirée, introduire une pièce de monnaie dans la machine et tirer le levier continuait et le renforcement, le lot, n'était offert que de façon intermittente. Je ne fréquente pas les casinos, toutefois, au cours des années, j'ai eu quelques occasions d'y observer ce phénomène.

Il y a plusieurs années ma femme et moi avons visité les chutes du Niagara, ma ville natale, pour célébrer notre anniversaire de mariage. Nous avons eu de la chance ce week-end-là : Il faisait beau, il y avait du soleil, une journée parfaite pour flâner dans le parc Victoria à côté des chutes. À ce moment-là, on venait d'ouvrir un nouveau casino près des chutes et on parlait de comment cet établissement aurait un effet sur l'économie locale. Pendant notre ballade, nous avons décidé de prendre une quinzaine de minutes pour y aller et l'évaluer. Malgré le temps particulièrement agréable à extérieur, nous avons trouvé pas mal de gens à l'intérieur du casino plantés devant des « bandits manchots », des machines à sous, y insérant des pièces de monnaie les unes après les autres. Pour moi, c'était un spectacle bizarre. Je ne pouvais pas m'empêcher de penser à la boîte de Skinner et au fait que ces gens n'étaient que des pigeons appuyant sur le bouton dans l'espoir de recevoir leur morceau de nourriture. C'était le renforcement intermittent en action ! Très cocasse.

Depuis mon initiation à M. Skinner, j'ai vu le concept du renforcement partout : les parents et leurs enfants, les enseignants qui ont affaire aux enfants, le patron et ses employés, même la société et la population tenant compte de la loi et d'autres règlements qui nous gouvernent. La façon dont nous sommes gouvernés a été développée d'après le principe que lorsque nous faisons une chose, selon que la réaction suscitée est positive ou négative, nous la faisons à nouveau ou nous faisons autre chose.

L'ordinateur personnel existe depuis 1980 à peu près mais avec l'avènement d'Internet au milieu des années 90, on a vu la popularité de l'ordinateur exploser. Qui savait que le désir de se communiquer électroniquement était si répandu dans le monde ? C'est là que j'ai vu une chose curieuse.

Le courriel est devenu probablement un des moyens majeurs de communication, sinon le moyen majeur. Ceux d'entre nous pour qui le mail est l'essentiel de la, la vérification de la boîte de réception est devenue une action primordiale pour la bonne communication. Est-ce qu'il y a un courriel important auquel nous devons répondre ? Sinon, revérifions la boîte de réception dans une minute. Nous y retournons constamment pour voir s'il y a un nouveau mail. .... Hé ! Quelle est la différence entre la boîte de réception et la boîte de Skinner ?

Soit au bureau, soit chez moi, j'ai constaté que je retournais à ma boîte de réception maintes et maintes fois dans l'espoir de trouver un nouveau courriel. Tout à coup, il m'est venu à l'esprit qu'il y avait un fort lien entre ce phénomène et le renforcement intermittent. Néanmoins, cette fois il ne s'agissait pas d'un morceau de nourriture, non, la chose voulue, la récompense était un courriel. Ma boîte de réception était une machine à sous !

J'ai bien gloussé longtemps quand je me suis vu comme un pigeon dans une boîte de Skinner. Je me suis rendu compte qu'à mon insu l'action de vérifier mon courriel était devenue une habitude et cette habitude contrôlait ma vie dans une certaine mesure. J'ai commencé à regarder mes collègues au bureau et j'ai remarqué que beaucoup d'entre eux faisaient la même chose que moi. Ils étaient aussi captivés par le courriel. Ou devrais-je dire qu'ils étaient aussi captivé par la possibilité ou l'espérance de recevoir un courriel.

Je me suis décidé à me reprendre en main et à changer un peu ma vie. Chez moi, oui, je pouvais voir s'il y avait du courriel de temps en temps mais cela ne voulait pas dire que je devais surveiller ma boîte de réception sans cesse. Et le résultat ? Je pense que je ne suis plus esclave de mon ordi. Au lieu de gaspiller mon temps à regarder à maintes reprises ma boîte de réception, je peux faire d'autres choses et je peux me contenter de regarder mon courriel ... non, je peux me limiter à regarder mon courriel seulement à certains moments pendant la journée. Maintenant je vois très clairement qu'en réalité, il n'y a pas beaucoup de courriels qui méritent une réponse immédiate. Comme je dis toujours à mes collègues, en cas d'urgence, on peut me téléphoner. Non, on devrait me téléphoner ! Hé, s'il y a une situation critique, on ne devrait pas envoyer de courriel, on devrait contacter un être humain par téléphone pour être certain que quelqu'un soit mis au courant !

Tout le monde a-t-il eu la même révélation ? L'arrivée d'un appareil portatif sur le marché et son accueil favorable dans le domaine des affaires tend à prouver le contraire. Si je regarde l'emploi de ces appareils Blackberry, je pense que non. En fait le phénomène se répand et empire. Compte tenu de la portabilité de l'appareil, on peut être connecté à son courriel vingt-quatre heures sur vingt-quatre n'importe où. Si je regarde autour de moi, je peux dire que la situation est maintenant devenue tout à fait marrante.


Un des cadres de la compagnie pour laquelle je travaille, que je vais nommer Will pour cet essai, est fana du Blackberry depuis plusieurs années. Il a même dépensé son propre argent pour en acheter un. Enfin, il a convaincu la direction de la compagnie d'investir dans la technologie Blackberry et d'équiper certains employés de cet appareil portable, un téléphone intelligent. Maintenant, l'emploi de ces appareils est courant chez nos employés. Moi-même, j'en ai un mais je dois avouer que l'appareil passe la plupart du temps dans un tiroir de mon bureau. Cependant, qu'est-ce que j'ai observé chez les autres?

Au cours des réunions quand tout le monde devrait faire attention au conférencier, je peux constater qu'un certain nombre de personnes jettent un coup d'œil sous la table devant eux. Elles gardent leur Blackberry sur le giron pour pouvoir regarder l'écran à la dérobée. Parfois je peux même remarquer que telle ou telle personne a même arrêté de regarder le conférencier et toute l'attention de la personne se focalise sur son giron, sur son Blackberry afin qu'elle tape une réponse à un mail.

Mon collègue Will occupe le bureau à côté du mien. Une fois je l'ai vu sortir de son bureau et aller dans la direction des toilettes. Une minute plus tard, j'ai moi-même décidé d'aller aux toilettes. En arrivant dans le couloir, j'ai vu Will juste devant la porte des toilettes en train de regarder son Blackberry. Je savais qu'il avait un ordinateur dans son bureau où il pouvait consulter son courriel et je me demandais donc ce qui avait bien pu arriver de si important durant ce court laps de temps qu'il mettait pour traverser les 25 mètres qui séparaient son bureau des toilettes pour hommes ? Pourquoi était-il nécessaire de vérifier son courriel avant d'entrer dans les toilettes ?

En parlant des toilettes, je me souviens qu'une fois, alors que j'étais moi-même aux toilettes, je me lavais les mains quand j'ai entendu le bruit distinctif du mode vibreur d'un Blackberry. Sous la paroi d'une des cabines de toilettes, je pouvais voir les deux pieds d'un homme, les chaussures de Will ! Mince alors, il répondait à son email ! Quel ambidextre !

Je vois maintenant ce Blackberry et d'autres appareils semblables partout. Comme mon expérience dans les toilettes le montre, l'aspect ubiquitaire de cet appareil peut être très amusant. Son omniprésence montre le besoin de communiquer, le besoin d'être connecté au « réseau de l'humanité » pour toutes les personnes qui en possèdent un. Ce prétendu besoin d'être au courant m'amène à l'observation que pour ces gens, l'éventuelle prochaine communication va nécessairement être plus intéressante que celle que l'on a en ce moment.

Avez-vous déjà connu la situation où vous êtes dans le bureau de quelqu'un d'autre, vous êtes en train de parler avec la personne en question et tout à coup, le téléphone sonne. La personne vous dit, « Pardon » et puis, répond au téléphone. Un instant ... il y a un être humain devant vous, une personne vivante avec qui vous parlez, pourtant le téléphone a la priorité ? Connaît-on le concept de la relation client ? Où est la bienséance du bureau ?

Il s'agit du même phénomène pour ce qui est des téléphones intelligents toutefois, nous parlons maintenant de deux choses : les appels téléphoniques et les courriels. Oui, même les messages électroniques. Le Blackberry comme cellulaire sonnera si l'on reçoit un appel, mais il sonnera aussi si un courriel est reçu. Je sais que la sonnerie est la plupart du temps différente de celle qui indique un appel, cependant on peut voir le même phénomène : la personne contactée donne plus de priorité à l'arrivée de ce que la sonnerie indique qu'à la personne avec qui elle parle. À mes yeux, c'est un exemple parfait du conditionnement opérant de M. Skinner : nous sommes les pigeons de Skinner.


Tout bien considéré, je dois ajouter une autre observation de ces « pigeons de Skinner », une observation que j'ai notée dans des journaux. Il y a de bonnes raisons de mettre en avant l'argument selon lequel la société actuelle à l'ère de communication instantanée n'est plus capable que de courtes durées d'attention et le besoin d'être toujours en communication n'est qu'une indication de la rapidité avec laquelle on s'ennuie et de la façon dont on cherche constamment un nouveau stimulus pour satisfaire le besoin de se divertir.

2009-12-07

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